L'Algérie était la France, celle-ci ne pouvait donc entrer en guerre contre elle-même. Reconnaître l'état de guerre signifiait la reconnaissance d'ennemis que les Français d'Algérie considéraient depuis toujours comme une autre espèce, les « indigènes », pour ne pas les nommer des sous-hommes, ainsi qu'ils étaient pourtant traités.
S'il ne faut parler que d'une « simple opération de maintien de l'ordre », encore convient-il de préciser qu'il s'agit de l'ordre établi, celui des inégalités raciales. Dès lors que le pouvoir, civil et militaire, interdisait de nommer la guerre, la chape de plomb du déni général recouvrit l'ensemble du pays. Le mensonge d'État instaure une autre scène, publique, sur laquelle la guerre n'existe pas, ni non plus la torture, les massacres, les camps. La guerre devient même une opération de paix.
Pour mieux entretenir la confusion, un langage-écran se substitue à la langue commune. En l'absence de guerre, plus de prisonniers de guerre mais des rebelles « pris les armes à la main », sans droit aucun, les tortures ne sont que des « interrogatoires poussés » et l'extermination des civils que des « ratissages » et « nettoyages » de terrain. Dans le même temps où l'Algérie « se transforme en vaste camp de concentration », ainsi que le déplore le général Alix dans son rapport sur les camps d'internement, la circulaire Papon interdit l'utilisation du terme de camp, qui disparaît du vocabulaire. Cette dénaturation du langage s'est révélée si efficace qu'à leur retour au pays la plupart des deux millions de jeunes hommes enrôlés n'ont rien pu dire sur l'enfer vécu en Algérie. À l'heure de la sédition, face aux généraux et centurions dévoyés, ils ont pourtant été le premier rempart de la nation, qui les a si peu pris en considération.