Partir à la recherche de la figure du Père dans l'oeuvre de Sartre
est un projet paradoxal. En présentant la mort précoce de son père
comme l'origine de son sens de la liberté, l'auteur des Mots a voulu
fonder sa singularité sur une absence providentielle et on se
souvient de ces mots définitifs : «Il n'y a pas de bon père, c'est la
règle ; qu'on n'en tienne pas grief aux hommes mais au lien de
paternité qui est pourri». Et pourtant, loin de se réduire à un
procès de la paternité, le thème paternel retentit partout dans ses
romans, son théâtre, ses études biographiques. Dans ses trois
oeuvres tardives sur Sigmund Freud (Le Scénario Freud), Gustave
Flaubert (L'Idiot de la famille) et sa propre enfance (Les Mots),
Sartre considère le Père comme l'incarnation de la nécessité
opposée à la liberté humaine, du passé écrasant le présent et
l'avenir, du refus de l'authenticité. Condamné à demeurer
imaginaire, le Père doit apparaître comme une figure centrale de
l'univers sartrien et une pièce essentielle de cette «pensée contre
soi-même» à laquelle Sartre s'est constamment livré. Interroger sa
relation au Père, entre rejet et fascination, revient à explorer aussi
bien ses réticences à l'égard de la psychanalyse que les fondements
de son athéisme, sans oublier le procès de l'imaginaire et l'adieu à
la littérature proclamé à la fin des Mots. Relire Sartre à la lumière
du Père doit ainsi permettre de mieux comprendre la cohérence
profonde qui unit son oeuvre littéraire, sa pensée philosophique et
ses engagements politiques.