La démocratie française est-elle ingouvernable ? Cette question qui
rencontre une singulière résonance aujourd'hui était déjà posée avec
vigueur, il y a plus d'un siècle. Nulle période n'aide mieux à comprendre
cette curieuse exception française que celle qui s'ouvre avec l'élection à
l'Elysée de Félix Faure, président sans grand relief, et qui s'achève avec
la défaite, face à Deschanel, de Georges Clemenceau, le «Tigre», pourtant
tout nimbé de la gloire de 1918. C'est le temps de l'affaire Dreyfus et
des grandes querelles religieuses, celui de Combes et de Lyautey, c'est la
jeunesse de De Gaulle ; le temps de la Belle Epoque, des crises, des souffrances
collectives ; le temps de tous les contrastes et des occasions
perdues.
La disparité est en effet saisissante entre, d'un côté, la vie politique quotidienne
du régime, au rythme scandé par de pâles élections, des majorités
incertaines et des politiques de faible souffle, et de l'autre, ses grandes réalisations
dans le domaine économique, social, culturel, colonial. «Il doit
donc y avoir autre chose», s'interrogeait le grand intellectuel Daniel
Halévy, ami de Proust. Où étaient alors les ressorts cachés du pouvoir et
de sa surprenante énergie ? D'où provenait vraiment cette vitalité du
peuple français qui lui permit de supporter le terrible sacrifice de la
Grande Guerre ? C'est un peu comme si deux régimes avaient coexisté,
deux Républiques en une, comme si la France avait vécu deux vies en
même temps. Là résident peut-être le secret de l'étonnante longévité de la
IIIe République et celui de bien des incertitudes politiques actuelles.