Les sophistes sont souvent considérés comme des individus isolés,
fruits d'une génération intellectuelle spontanée, résistant à toute forme
d'intégration à quelque tradition philosophique que ce soit. Le but de
cet ouvrage est d'inviter à revoir - au moins partiellement - une telle
perspective en mettant en évidence le rôle actif, souvent critique, en
tout état de cause déterminant, que certains représentants de la
sophistique ancienne - Protagoras, Gorgias, Antiphon, Anaxarque et
Nausiphane - ont joué dans l'élaboration et dans la diffusion d'un
courant philosophique précis dont le foyer se situe à Abdère.
La tradition abdéritaine, initiée par l'atomisme démocritéen, s'est
développée de manière strictement parallèle à la tradition socratico-platonicienne,
avec, à l'époque, une fécondité philosophique, une
renommée et un rayonnement équivalents, même si les aléas de la
transmission des textes ont largement - et définitivement - favorisé
Platon. L'héritage abdéritain est particulièrement riche puisqu'il est au
fondement du scepticisme de Pyrrhon et du matérialisme épicurien.
Cette richesse d'héritage, Abdère la doit, certes, à Démocrite mais
aussi, sans aucun doute, à l'apport des sophistes, que leur influence
prenne la forme d'une impulsion, d'une critique ou d'une radicalisation.
En ce sens, la tradition abdéritaine constitue le cadre
privilégié de débats philosophiques majeurs, qu'ils concernent
l'interdit parménidien frappant le non-être, le conflit des apparences, le
statut du logos, l'existence des dieux ou les fondements de la cité,
avec, pour toile de fond, le débat 'nomos/physis' qui oppose partisans
de la convention et partisans de la nature.