J'ai été aimé. Je peux le dire. Mais à l'époque, avant que tout parte à vau-l'eau, j'étais trop ignorant pour en être conscient. J'avais épousé une femme qui affichait toujours la même expression. Kathleen Whiting. Un sourire bienveillant. Lorsque nous faisions l'amour, ce sourire. Je savais que j'étais entouré de bonté - si je restais auprès de cette femme, il ne m'arriverait que du bien. Mais il y a quelque chose avec la bonté : je l'associe au consentement, et le compromis me révulse. J'avais envie de voir Kathleen sérieuse. Si je la surprenais en train de rincer les tasses de café, visage concentré et grave, alors je l'aimais. À quoi penses-tu. Aux enfants. À toi. Je me demande si tu es fidèle. Malgré sa fermeté - qui l'aidait à se préserver de toute peine de coeur -, elle conservait sa grâce. Kathleen avait affirmé, pour justifier notre idée de quitter New York : Je veux me simplifier l'existence. Et mon ami Gerald Thayer lui avait aussitôt répliqué : Kathleen, si ta vie devenait un tant soit peu moins compliquée, ton coeur s'arrêterait aussitôt de battre.
1914, Rockwell Kent, célèbre artiste peintre, n'en peut plus de cette vie mondaine new-yorkaise, passée à courir les cocktails, à chercher la reconnaissance de ses pairs. Époux peu fidèle et tempétueux, il décide un jour de quitter toute cette mascarade, avec sa femme et leurs trois enfants, pour rejoindre Brigus, Newfoundland, un village de pêcheurs et de chasseurs situé sur l'île de Terre-Neuve au Canada, au nord-est de tout. Fasciné par ses habitants - parmi lesquels Robert Bartlett, célèbre explorateur arctique -, il veut s'y construire une nouvelle vie, centrée sur son foyer et son art. Mais Rockwell est un passionné à qui les joies simples de la famille ne suffisent pas. S'il aime sa femme et son infinie patience, l'esthète ne peut s'empêcher de succomber à d'autres charmes. Et son arrogance fait parler de lui, au coeur de cette petite communauté côtière où l'artiste ne cherchait qu'un refuge. Alors que la Première Guerre mondiale éclate, que Kent annonce à qui veut l'entendre qu'il est contre cette guerre, ce havre se transforme petit à petit en un tribunal où les appels d'un misanthrope sont étouffés par les murmures et les rumeurs.
À travers la vie romancée de Rockwell Kent, Michael Winter dépeint avec finesse les angoisses d'un homme incapable de se résoudre à choisir. L'auteur nous offre dans Au nord-est de tout la figure inoubliable d'un artiste en proie aux doutes et à la recherche d'un absolu inatteignable.