Sous la direction de Jacques Catteau.
Le but de ce cahier est de proposer une nouvelle lecture de Dostoïevski, non pas de le faire plus frénétique ni plus grand mais de restituer la force, la modernité et surtout la complexité féconde de son oeuvre, sans rien sacrifier des multiples éclairages qui jusqu'ici l'ont enrichie mais sans tomber dans la bêtification des théories à sens unique. Bien sûr, pour reprendre des images solidement ancrées dans les esprits, l'épilepsie, le bagne, le jeu, les ressorts freudiens, le panslavisme, la hantise du socialisme, des « palais de cristal » ou des « troupeaux uniques », la croyance au Christ sont des réalités dostoïevskiennes mais au niveau des héros, de l'oeuvre, rien de tout cela n'est simple, ni surtout résolu, comme le note pertinemment Gabriel Marcel. L'oeuvre passe l'écrivain. Et son art désarçonne : pourquoi recourir aux procédés faciles de la littérature populaire, qu'on redécouvre aujourd'hui, pourquoi romancer la philosophie ou philosopher en romançant? Dostoïevski n'est-il pas l'un des rares écrivains, sinon le seul, à mener de front la complexité jamais arrêtée de la pensée, le fol intérêt de l'intrigue, la liberté surprenante des héros, des « voix » - dirait Bakhtine, et - on l'ignore trop - l'écrasante contrainte du style, coursiers souvent ennemis et partagés sagement de nos jours entre la littérature noble et l'autre dite avec mépris « périphérique ». Une telle oeuvre demande un nouvel instrument d'approche ... C'est là l'affaire de la critique. Cerner les faits, révéler les domaines et thèmes inexplorés ou mal connus, multiplies les angles sous lesquels on aborde l'oeuvre dostoïevskien pour mieux le servir, tel est le but de ce cahier.
Les écrits de Dostoïevski, publiés ici, pour la première fois en français, dans leur grande majorité, nous montrent l'homme et l'écrivain face à des situations vécues exceptionnelles - l'interrogatoire en prison, les notes du bagne, la méditation devant le corps de sa femme - aux prises avec les problèmes brûlants de la jeunesse, du christianisme, du socialisme, de la violence révolutionnaire, de la création. Les documents complètent les écrits : c'est successivement Dostoïevski étudiant, Dostoïevski utopiste lisant la lettre de Bielinski à Gogol, Dostoïevski insurgé contre le Catéchisme du révolutionnaire.
Quant aux essais et aux études qui mêlent chercheurs européens et soviétiques, générations des années '20 et d'aujourd'hui - du moins pour les Russes -, ils témoignent de la multiplicité des approches possibles et de la diversité des éclairages qu'une telle oeuvre polyphonique suscite, voire de leur opposition. Un seul critère, commun à tous ces travaux, a été exigé : que l'on soit et que l'on demeure fidèle au texte dostoïevskien. Enfin, dans une dernière partie, les parallèles, Dostoïevski est replacé dans ce qu'il a lui-même pratiqué toute sa vie, dans le dialogue vivant de la littérature, celle d'avant lui, et celle d'après qu'il continue à dominer, du moins à inspirer dans de nombreux cas.