La structuration autobiographique consiste, comme la création
romanesque, à élaborer un «mythe» - non de la société ou de
la condition humaine, mais de l'histoire individuelle. L'autobiographie
d'Elias Canetti - La Langue sauvée (1977). Le
Flambeau dans l'oreille (1980), Jeux de regard (1985) -
présente de ce point de vue des analogies profondes avec
la Vie de Henry Brulard de Stendhal. Par son code de valeurs
et la hiérarchisation de ses expériences primitives, mais
aussi par son parti pris de subjectivité assumée, d'enthousiasme
et d'autocréation, la mythologie personnelle de Ganetti
recoupe pour une grande part celle de Stendhal. Cette parenté
n'est pas fortuite, mais relève d'une «affinité élective» clairement
revendiquée par l'auteur. Canetti, qui procéda dans
son roman Auto-da-fé (1935) à une démystification radicale
(et prémonitoire) de la conception de l'individualité à laquelle
la modernité avait abouti, entreprit un demi-siècle plus tard
une trilogie autobiographique de facture plutôt traditionnelle
qui lui valut le Prix Nobel et son premier succès de librairie.
La critique littéraire a eu du mal à accepter le texte, dans
lequel elle a parfois soupçonné une régression, voire une
auto-trahison. Or cette «histoire d'une vie» que d'aucuns trouvent
trop lisse, presque trop parfaite, n'aurait jamais vu le jour
sans l'exemple - lumineux, provocateur, flambant de haine et
de passion - du texte fragmentaire de Stendhal. Le présent
ouvrage tente d'éclairer les enjeux de l'intertexte stendhalien
dans l'élaboration d'une oeuvre autobiographique à la
fois ancrée dans le XXe siècle et construite à contre-courant,
sur les ruines de l'individualité moderne mais en
résistance à la liquidation des valeurs humanistes.