À l'inverse du corps libertin et du corps réaliste, le corps romantique est resté, pour une large part, en dehors du champ critique. Objet d'une euphorie scopique sans précédent, il est pourtant, autour de 1830, l'un des objets privilégiés de la représentation romanesque, occupant une place de choix tant chez Balzac, Gautier, Sand, Vigny, Hugo et Borel que chez des écrivains dits « mineurs », auteurs de romans « pour cabinet de lecture ». De la cicatrice de Chabert aux splendides Égyptiennes de Gautier, de Quasimodo à Lélia, de la monstrueuse Fragoletta de Latouche à la radieuse Séraphîta de Balzac, des corps suppliciés du roman noir à celui, superbe, de Fortunio, de l'impuissant Octave de Stendhal aux énergiques héros d'Eugène Sue, la fiction romantique donne à voir le corps dans tous ses états, avec profusion et diversité, l'instaurant comme l'efficace marque de la double postulation de l'engagement dans l'histoire et du refuge dans l'idéal. Violenté, malade, déficient, le corps s'offre en effet comme une tragique borne au désir et comme le signe éloquent d'une histoire confuse. Recomposé dans le fantasme, loin des affres du réel, il devient en revanche le lieu illimité d'une puissante rêverie érotique et esthétique. Mais le corps pose aussi, de manière cruciale, la question de la représentation romanesque. Désireux, tel Pygmalion, d'incarner l'idéal physique, l'écrivain romantique, taraudé par la quête d'un au-delà de la matière, cherche en même temps à le maintenir hors de toute atteinte, confirmant ainsi la troublante opacité d'un objet à jamais fuyant.