Quelle place la tauromachie a-t-elle réellement occupée dans la vie de Michel Leiris ? Fut-elle uniquement, pour l'autobiographe, une métaphore de l'écriture ? L'arène devint-elle le lieu où se conjuguèrent ses intérêts pour l'ethnographie, la poésie, le mythe, l'éthique et le langage ? A ces questions, les 186 lettres de sa correspondance croisée avec celui qui fut son mentor dans la «planète des taureaux», André Castel - œnologue nîmois que ses contemporains appelaient «Don Misterio» - apportent une réponse circonstanciée et inédite...
Les deux hommes font connaissance en 1938 alors que Leiris, encore jeune ethnographe, s'apprête à publier une série de poèmes tauromachiques, Abanico para los toros. Depuis 1926, année de son mariage, Leiris assiste en effet à des corridas (il en verra près d'une quarantaine jusqu'en 1965), mais ce n'est qu'en 1935 qu'il éprouve une véritable «révélation», lors d'une faena de Rafaellilo Ponce : «[...] je n'ai jamais trouvé, dans aucune œuvre artistique et littéraire, l'équivalent de ce que j'ai ressenti à Valence en voyant toréer Rafaelillo, très peu de temps avant qu'il reçoive l'alternative», écrit-il à Castel. Révélation confirmée par la première corrida à laquelle ils se rendent ensemble, à l'automne 1938 : encore sous le coup de l'émotion, Leiris en rédige le compte rendu pour La NRF : «Rafaelillo le 9 octobre à Nîmes»...
Après la guerre, André Castel veille à introduire Michel Leiris - lequel court les arènes pour voir toréer Fermín Rivera ou Luis Miguel Dominguín - dans le «mundillo» : il lui fait découvrir les «terres à taureaux» de Camargue, l'emmène chez des manadiers, l'invite à des «tientas», lui fait rencontrer des toreros et des aficionados. Et par lettres, ils rivalisent d'érudition tauromachique en évoquant les écrits de Garcia Lorca, Bergamin, Hemingway, Montherlant, Stendhal, Melville ou Alarcón...
En Castel, Leiris trouva non seulement un spécialiste avec lequel partager une précieuse conversation sur «l'art tauromachique», mais également un «ordonnateur de plaisirs» qui sut accueillir généreusement ses invités : dès le lendemain de la guerre, se sont ainsi retrouvés, dans la cour de son «labo» au cœur de Nîmes, des toreros célèbres et des chanteurs de flamenco, ainsi que Pablo Picasso (compagnon d'afición avec lequel Leiris vit sa première et sa dernière corrida), Georges Bataille, Blaise Cendrars, Elie Lascaux, André Masson, Jean Paulhan, Jean Hugo, Jean Dubuffet... Mais en 1955, le départ brutal d'André Castel pour l'Espagne annonce la fin de ce commerce amical, tout entier tendu vers l'«image même de notre émotion», que Michel Leiris avait reconnue dans Miroir de la tauromachie.