Comment, face à la stigmatisation, une identité se constitue-t-elle ? À travers le
cas des marranes dans l'Espagne des XVIe-XVIIIe siècles, Natalia Muchnik montre
que l'individu prend sens dans une unité sociale soudée par une mémoire et des
pratiques partagées. Ces chrétiens, pour la plupart descendants des juifs convertis
au XVe siècle, accusés par l'Inquisition de judaïser en secret, ont développé une
identité de groupe. Si la répression inquisitoriale et la clandestinité sont fondamentales
pour sa cohésion, la société marrane a ses propres dynamiques. Fragilisée
par sa diversité interne, sa mobilité spatiale et la labilité de ses pratiques religieuses,
elle a multiplié signes et discours d'appartenance. Les codes qui caractérisent cette
société secrète, l'hostilité au catholicisme ou les mythes de l'origine, sont autant
d'éléments que le crypto-judaïsant mobilise et agence. Car plus que le contenu des
rituels, c'est le processus de ritualisation extrême du quotidien qui forge la société
marrane ; le sacré semble partout.
L'ouvrage, tel un kaléidoscope, multiplie les points de vue sur les modes d'affiliation.
Le marrane dispose ainsi de plusieurs identités potentielles qu'il alterne selon
les situations et les interlocuteurs. Plutôt qu'un déchirement entre deux religions,
il révèle la fragmentation de soi et l'impossibilité de dissocier l'individu des rôles
qu'il tient. Il témoigne, en somme, d'une pluralité inhérente à tout être humain
et du caractère illusoire d'une identité homogène.