Es Lakou dò ? Par cette énergique interpellation, le conteur créole
traditionnel nous préserve de l'engourdissement durant les veillées
populaires. Par le même appel, Daniel Boukman secoue son public, le
mettant en garde contre un mal insidieux qui l'assaille dans sa vie de tous
les jours : l'aliénation. Il y parvient par la magie du théâtre.
L'héroïne de la pièce est une de nos grands-mères créoles, seule à
son foyer. Son fils et sa belle-fille, partis en voyage, lui ont confié, pour
la durée de leur absence, leurs deux enfants, Mikayel et Lumina. Bien
implantée dans sa culture, elle entend l'inculquer à ses petits-enfants.
Elle les nourrit de ses propres principes (l'application au travail, la
simplicité des besoins et du maintien...) ainsi que de son imaginaire
créole où ont leur place le colibri, le crapaud, le boeuf, le cheval, le
célèbre Compère Lapin et les autres personnages des rêves de sa propre
enfance.
Contre ce monde pacifique, voici l'irruption d'un ultra-modernisme
agressif. Pour l'incarner, il y a les représentants de commerce, vendeurs
bavards d'inutilités, mais surtout le pire des entremetteurs, le poste de
télévision. Il fait entrer par effraction dans la vieille maison les valeurs
séductrices et le plus souvent abêtissantes des mondes européen et
américain, par le truchement notamment de leurs personnages de bandes
dessinées. Tout naturellement, ceux-ci s'emploient à séduire les deux
petits-enfants de Man Doudou. Lumina résistera, mais Mikayel, malgré
les secours que tentera de lui porter sa grand-mère, tombera dans leurs
filets.
Quant à Man Doudou, du fond d'une cellule de fou, elle persistera à
pousser le cri réveilleur : «Es lakou dò ?».
La pièce, qui procède par tableaux enchaînés et dont le texte
comporte une mise en scène précise, est menée avec une remarquable
vivacité et une incontestable maîtrise dramatique.
Georges Mauvois