Pour la première fois en langue française, une biographie intellectuelle est consacrée
à Fritz Mauthner, figure majeure du tournant linguistique de la modernité. Dans
les Contributions à une critique du langage (1901-1902), l'essai sur Le Langage
(1907) et le Dictionnaire de la philosophie (1910-1911), Mauthner recueille la
tradition de réflexion du langage depuis Herder et Humboldt, pour la mettre
au service du scepticisme linguistique le plus radical jamais formulé à l'époque
contemporaine. Sa haine des mots le pousse à vouloir sortir du langage pour
accéder à la «mystique sans Dieu». Son scepticisme trouve son aboutissement
dans L'Athéisme et son histoire en Occident, publié à partir de 1920.
Né en 1849 dans une famille juive de culture allemande, Mauthner passe son
enfance dans la petite ville de Horzitz-Horice, voisine de Sadowa, en Bohême, puis
sa jeunesse à Prague. De la «guerre des langues» en Bohême, à laquelle il réagit
en condamnant l'État habsbourgeois multinational, il tirera plus tard argument
pour dénoncer la tyrannie des mots. Déstabilisé par l'antisémitisme qui lui inspire
son roman le plus personnel, Le Nouveau Juif errant (1882), Mauthner redécouvre
son identité juive au contact de Gustav Landauer et de Martin Buber. À Berlin, il
réussit une brillante carrière d'écrivain et de journaliste et s'impose comme une
des grandes figures du réalisme et du naturalisme. En 1905, Mauthner s'installe
à Fribourg-en-Brisgau d'abord, puis à Meersburg sur le lac de Constance, où il
meurt en 1923.
Tout au long de sa vie, Mauthner a pris une part essentielle à la vie intellectuelle
du monde allemand. Il a impressionné Landauer, Hofmansthal, Wittgenstein,
Hugo Ball, Döblin et les avant-gardes des années 1968. Astre noir du scepticisme
linguistique poussé jusqu'au nihilisme, son rayonnement s'est étendu au-delà du
monde germanique : ses textes ont fasciné Borges, Joyce, Beckett et trouvé en
George Steiner un interprète perspicace.