Créée le 6 mars 1792 au Théâtre de la Nation, La Mort d'Abel de Gabriel-Marie Legouvé constitue l'un des meilleurs succès de public et de critique des Comédiens Français pendant les années 1792-1793. La fortune de la reprise d'un épisode biblique en pleine période de déchristianisation n'est qu'apparemment paradoxale. Influencé par le poème homonyme de Salomon Gessner, Legouvé se propose de renouveler le genre par une réinterprétation du mythe de la fraternité fratricide dont la lecture s'avère fort ancrée dans une actualité socio-historique caractérisée par ce « paradoxe de la présence de Caïn » qui hante l'imaginaire collectif.
Tragédie « profane » à sujet biblique d'où tout recours au merveilleux chrétien est évacué au profit d'une humanisation inspirée par les idéaux des Lumières, la pièce propose - et cela bien avant les auteurs du XIXe siècle - une réinterprétation de la vision axiologique canonique du couple fraternel tout aussi qu'une réflexion sur les ambiguïtés d'un idéal, celui de la « Fraternité », aux significations déjà problématiques avant la Terreur et sa « fraternité verrouillée ». Saint-Marc Girardin retrouvait dans ce début tragique d'un auteur par la suite destiné à une bonne carrière dramatique « l'esprit du dix-huitième siècle ». Encore davantage, La Mort d'Abel nous fait percevoir l'esprit de la Révolution ainsi que son sublime tragique, ses violences et ses apories.