La pensée d'Héraclite s'est préparée à la fois de la spéculation
mythologique ou philosophique et de tous les systèmes
religieux et sociaux qui l'ont précédée. C'est qu'elle
ne cesse de se constituer dans la distance qui sépare, dans le
dire, entre le dit et la diction. La réflexion projette sur les
choses la contradiction qu'elle abstrait dans la signification.
Elle n'y réussit qu'en se situant à l'extérieur, dans ce lieu distinct
et factice, d'où apparaissent les différences inhérentes
aux manières de dire et de faire. Elle est critique par la référence
que toujours elle pose, et par les distinctions qu'elle y
établit.
Ayant d'abord reçu pour fonction de préfigurer le radicalisme
de la pensée sophistique, Héraclite a fini par être assimilé
aux métaphysiciens qu'il avait par avance contredits, et
par être paradoxalement considéré comme le patron de la
philosophie de l'Absolu. Tributaire des textes altérés au
cours de cette histoire, la philologie du XIXe siècle n'a pu distinguer
le «séparé» dans les cultures de l'unification. Même
après Hegel, les philosophes n'ont pas percé l'écran que leur
opposait la vulgate, armée de l'autorité de la science.