Encore un ouvrage sur le génocide des Juifs d'Europe par les nazis, dira-t-on. Tel n'est pourtant pas le cas.
Malgré ses dimensions modestes, cet ouvrage a l'ambition pionnière d'ouvrir la réflexion épistémologique sur l'histoire de ce qui, avant d'être un objet de méditations métaphysiques ou morales, est d'abord un événement. Par là, le génocide relève des procédures communes au métier d'historien ; du fait de sa nature, il présente toutefois des spécificités (type des sources matérielles, oralité des ordres décisifs, politique de destruction des témoignages, etc.) qui contraignent également à réfléchir à l'application de ces mêmes procédures.
Ainsi, entre autres questions, comment exploiter des archives si on ignore les modalités de circulation de l'écrit au sein de la bureaucratie nazie ? Comment décrypter un texte selon que la réalité d'un fait est arasée par la banalité du langage administratif ordinaire ou occultée par les euphémismes d'un codage volontaire ? Comment utiliser un témoignage sans une réflexion préalable sur la différence de nature entre victimes, survivants et témoins ?
Raul Hilberg analyse tour à tour les types de sources (pièces verbales, pièces documentaires, pièces diffusées ou confidentielles, non diffusées, témoignages) ; leur composition (signatures, séries, format, annotations, archivage, témoignages) ; leur style (formules d'usage, formules spéciales, mots spéciaux, symboles, vocabulaire codé, enjolivures, etc.) ; leur contenu (détails, lacunes, ouï-dire, omissions, fausses déclarations, inexactitudes, etc.) et leur exploitation (importance, caractère non échangeable, recoupement, diffusion : de la divulgation exceptionnelle à la rétention exceptionnelle).
Il est question ici non pas du devoir de mémoire, mais de la nécessité de savoir comprendre les faits, par-delà mémoire et oubli.