«Art happens, a déclaré Whistler, mais l'idée que nous n'en finirons
jamais de déchiffrer le mystère esthétique ne s'oppose pas à l'examen
des faits qui l'ont rendu possible.» Parmi ces «faits» évoqués par
Borges, les relations nouées entre les créations esthétiques et la
culture écrite de leur temps constituent l'un des plus essentiels.
Mieux que d'autres, les auteurs avec lesquels ce livre chemine ont fait
de la matérialité de l'écriture un objet littéraire. Pour plaire, amuser,
faire rêver ou penser, Baudri de Bourgueil, Cervantès, Ben Jonson,
Cyrano de Bergerac, Goldoni et Diderot ont introduit dans leurs
textes, avec réalisme ou à titre de métaphores, les tablettes de cire,
les presses à imprimer, les écrits à la main, les écritures brodées et
tissées. En ne séparant pas les discours des formes matérielles qui
assurent leur publication, ils rappellent que les pratiques des copistes
ou les tâches dans l'atelier typographique donnent aux oeuvres non
seulement leur corps, mais aussi une part de leur âme. Entre les
auteurs et les lecteurs, entre l'écriture autographe et la page du livre,
elles sont une médiation obligée et décisive.
En s'attachant à des oeuvres poétiques, dramatiques, romanesques, où
les objets et les usages de l'écrit sont devenus littérature, ce livre
entend mieux comprendre la tension entre l'inscription et
l'effacement, entre l'archive durable et l'écriture éphémère. Elles
ont exprimé avec une singulière acuité deux soucis contradictoires,
largement partagés par les sociétés d'Occident entre le Moyen Âge
et la modernité : conjurer la disparition des textes, toujours menacés
par la perte ; juguler le désordre créé par l'excès des discours.