Ernst Jünger s'étonnait d'avoir atteint, puis vu s'effacer sa
soixante-dixième année, lui qui avait cru mourir à vingt ans sur les
champs de bataille de la Grande Guerre. Et pourtant, expérience
rare, c'est un écrivain de plus de cent ans qui a tracé les dernières
lignes de ce journal.
Que peut apporter de nouveau le grand âge à une oeuvre confrontée
aux épreuves majeures de ce temps, totalitarismes et guerres mondiales
? Certes, Jünger se réfère encore à un siècle troublé, revenant à
l'affaire Céline ou à la mystérieuse «lettre Freisler», d'authenticité
douteuse, où l'on voyait un haut magistrat nazi faire peser sur lui,
jusque dans les derniers temps du régime, de graves menaces. Mais
l'histoire et la politique reculent à l'arrière-plan, laissant place aux
grands cycles cosmiques de la nature et des saisons. Dieux et titans,
bêtes et plantes sont les vivants protagonistes d'une action dont les
enjeux mettent en cause le bonheur et l'avenir de l'homme.
Aux limites incertaines du sommeil et de la veille, le rêve envahit le
champ de conscience, brouille les clivages temporels, fait entrevoir
obscurément la perspective d'une autre façon d'être au monde.
L'écriture gagne en légèreté, se fait plus spontanément ludique.
Beau décret du hasard : ce journal de vieillesse s'interrompt sur
une évocation du printemps.
J. H.