Kiefer
Il fallait un esprit comme celui d'Ishaghpour, familier de la philosophie allemande comme de l'histoire de la peinture occidentale, pour réussir à donner la dimension de l'oeuvre de Kiefer et décrypter les mécanismes sous-jacents à son élaboration.
Né sous les bombes, Anselm Kiefer a appris le monde en jouant dans les ruines. C'est l'origine et l'horizon de son oeuvre qui s'est voulue, dès le départ, à la mesure de la grandeur auto-proclamée, auto-détruite et ravagée de l'Allemagne, et, partant de là, de celle de l'Histoire de l'humanité entière, depuis la désolation des paysages calcinés jusqu'aux décombres d'anciens temples, et même du désastre originaire inhérent à la création du monde. Héritier de l'idéalisme et du romantisme allemands, Kiefer englobe et s'approprie tout - du matériel et de l'immatériel, du cosmos et de l'univers humain : ses propres rognures d'ongles et les brins d'herbe, l'empyrée, les cailloux et les fleurs, les mythes de diverses croyances (germanique, juive, grecque, chrétienne, gnostique), la parole des poètes (Ingeborg Bachmann, Paul Celan, surtout, et beaucoup d'autres), les traces de l'Histoire, les anges, les plantes et les constellations. Utilisant des matériaux et des techniques divers, démultipliant les supports (peinture, sculpture, vitrine, livres innombrables, ateliers grandioses, véritables domaines, cosmos à part entière), Kiefer, devant le désenchantement du monde, a recours, comme Wagner avant lui, au mythe et au « grand art ». Cet essai puissant et profond interroge à travers l'oeuvre de Kiefer, la possibilité de l'art dans un monde qui - après Auschwitz - a survécu à sa propre ruine.
« L'artiste n'est pas un spécialiste, parce qu'il travaille sur le tout », a dit Kiefer, et il y a Tout dans son oeuvre, dans une visée de la restauration du « grand art » survivant à sa ruine.
Pour lui, c'est le mythe qui ouvre le chemin d'accès au Tout (mythologies germanique, antique, juive, chrétienne, gnostique, alchimique... jusqu'à la figure du « yogi », nu et « mort » dans l'éternité sur la terre et sous les étoiles) ou bien la résonance du Tout dans les poèmes, au-delà même de l'oeuvre d'Ingeborg Bachmann et de Paul Celan, qui sont les plus présents.
Kiefer a dû affronter l'impossibilité de l'oeuvre, à cause de l'Histoire, mais aussi - tout en se référant également au deuxième commandement - du fait du nouvel interdit de la représentation imposé aux images par l'existence de la photographie qui détermine maintenant leur mode d'être. De là l'oxymore des « images abstraites » et la réinvention d'une écriture-figuration allégorique.
Par son impératif de contenu, Kiefer s'est opposé au formalisme et à la réflexivité de l'art contemporain, en exposant l'esprit par son contraire : la sensibilité et la profondeur de la matière afin de recréer - ersatz du mythe - la magie-mimétique inhérente au grand art.
Comme il y a Tout dans l'oeuvre de Kiefer, elle a donc exigé d'être abordée, dans ce livre, à sa hauteur : historico- philosophique et esthétique.
Youssef Ishaghpour