La «vraie vie» est un mythe tenace qui résiste à tous
les démentis rationnels et peut prendre les formes
les plus contradictoires. Pour Rimbaud, elle est
«absente». Pour Proust, c'est la «littérature», donc elle
n'existe que dans les livres. Certains croient possible de
l'atteindre à la faveur d'une expérience exceptionnelle : il
n'y aurait pas de vraie vie, mais des moments de vraie
vie. D'autres, à l'inverse, dénoncent ce qu'ils considèrent
comme une pure illusion et tiennent qu'il faut trouver la
vraie vie dans la vie tout court : loin d'être l'exceptionnel,
elle serait le plus banal, le plus ordinaire.
À vingt ans, je cherchais déjà une réponse. Tout en me
répétant avec une ferveur morose le mot de Rimbaud, je
ne désespérais pas d'avoir un jour ma «vraie vie» à moi,
dont je me faisais une idée extrême. Si elle n'avait pas
été extrême, elle n'aurait pas été à la hauteur de l'exigence
qui était la mienne à l'époque.
Soixante ans plus tard, fouillant les livres et la presse
pour y retrouver les traces du mythe, je m'aperçois que
ce problème resté en suspens touche de près une autre
réflexion que je mène depuis longtemps sur le «romanesque»,
catégorie tout aussi insaisissable et ambiguë.
L'objet des pages qui suivent est de proposer, à partir de
l'examen de ces deux notions, une hypothèse générale
sur le roman. Je la confronterai ensuite avec ma propre
expérience d'écrivain et avec une brève histoire du genre,
tel que le voient les romanciers eux-mêmes