L'artiste est une figure exemplaire de l'individuation psychique et collective,
telle qu'un je n'est qu'au sein d'un nous, et telle qu'un nous est constitué à la fois
par le potentiel sursaturé et tendu du fonds pré-individuel que suppose ce processus,
et par des dia-chronies en quoi consistent les je à travers lesquels il se
forme.
Ce processus est un flux lui-même constitué de tourbillons : les tourbillons
sont des flux en spirales formant au sein du flux des contre-courants sans fin. Ces
contre-courants reconduisent cependant au courant par leurs courbures singulières,
et sont ainsi - à contre-courant - la réalité du courant dominant. Un
artiste est un tourbillon d'un type particulier dans ce flux : il est investi d'une
tâche dans la préparation du fonds pré-individuel des je et des nous à venir. Et,
en même temps, il est un opérateur de trans-individuation du pré-individuel
disponible : il crée des oeuvres, c'est-à-dire des artefacts, qui ont pour caractéristique
d'ouvrir l'à-venir comme singularité de l'indéterminé par un accès
au refoulé qui trame la puissance de ce qu'Aristote nommait l'âme noétique,
et comme sa possibilité - qui n'est que par intermittences - de passer à l'acte.
C'est un accès au sauvage.
Le sauvage, comme double tendance d'un fonds pulsionnel liable, est ce
que le désir sublimé apprivoise mais ne domestique pas. Et le sauvage, non
sublimé, retourne à sa pure sauvagerie. L'art, et l'esprit où il advient, sont les
noms de cette sublimation, et ils sont aujourd'hui gravement menacés. Ce qui
signifie que le sauvage brut est partout menaçant.
Ce livre présente le projet d'une organologie générale et d'une généalogie
du sensible - en vue de penser ultimement la sauvagerie de notre temps. Il
poursuit l'analyse qui a été avancée dans des ouvrages antérieurs de l'économie
libidinale propre au capitalisme hyperindustriel, principalement à travers
la question de l'art, comme liquidation de l'économie de la sublimation sous
toutes ses formes.
Il s'agit de fourbir des armes : de faire d'un réseau de questions un arsenal de
concepts, en vue de mener une lutte. Le combat à mener contre ce qui, dans le
capitalisme, conduit à sa propre destruction, et à la nôtre avec lui, constitue
une guerre esthétique. Elle-même s'inscrit dans une lutte contre un processus
qui n'est rien de moins que la tentative de liquider la «valeur esprit», comme
disait Valéry.