« Ils étaient deux frères.
Le cadet n’avait eu qu’un amour. Un seul amour depuis la jeunesse. Un amour un moment parti. Et puis revenu. Et puis épousé, trente ans plus tard, pour entrer ensemble dans la vieillesse. Peut-être aussi pour regarder avec moins de vertige le temps qui s’en allait ?
L’aîné, dans ses jours les plus optimistes, se persuadait que lui aussi avait aimé. Était-ce sa faute si cet amour, la force d’amour qu’il portait en lui, s’était morcelé en de multiples, trop multiples visages, en de divers, trop divers et trop semblables corps ? Les autres jours, tous les autres jours et toutes les nuits, sans exception, il savait qu’il n’avait pas aimé.
Ainsi vivaient les deux frères, dans la même ville mais chacun d’un côté du fleuve : le frère à l’amour morcelé (l’aîné) et son cadet (le frère à l’amour unique). » Erik Orsenna