A-t-on jusqu’à présent lu les romans d’Eisa Triolet autrement qu’à travers le prisme des mythologies célébrant ou dénonçant la Muse, l’égérie rouge ? Ce livre voudrait faire percevoir dans les failles et les blancs du tissu romanesque l’empreinte de la poésie, sa « lumière noire », pour reprendre le mot d’Aragon. Celle qui dirigea la publication d’une Anthologie de la poésie russe, qui traduisit de sa langue natale Maïakovski et Tsvetaïeva, n’osa jamais s’aventurer dans l’écriture envers. Le bilinguisme aiguise néanmoins chez elle l’attention à la singularité de la langue et favorise peut-être une approche fondée sur la recherche d’une cohérence intuitive. Souvent, le récit trioletien outrepasse son réalisme supposé et procède par enchaînements métaphoriques de séquences hétérogènes, comme dans les rêves. La voix narrative consent ainsi à l’abandon partiel de souveraineté déjà à l’œuvre dans les textes surréalistes ; ce faisant, elle ouvre un champ plus large aux interprétations. Aussi peut- parler ici de « lecture littéraire », au sens de recréation on vraiment, partageant avec l’écrivain la dimension esthétique de l’effet littérature. Activité de synthèse, la lecture littéraire menée à partir de quelques textes de la maturité - la trilogie L’Âge de nylon, le récit des Manigances - s’autorise, par la proximité chronologique, à rapprocher ce que la stratégie éditoriale de l’écrivain avait déplacé. La problématique de l’engagement, présente dans le discours théorique, reçoit, par cette pratique des textes, un éclairage nouveau : les dissonances, intertextes étranges, le mélange de gravité et d’humour, y jouent un rôle essentiel. À l’heure où commence vraiment, en ce début de siècle, la réévaluation culturelle du siècle précédent, ce livre est une incitation à regarder d’un peu plus près une œuvre peut-être trop vite cataloguée par l’histoire littéraire.