La mémoire des musiciens est remplie de données humaines, mais de toutes celles qui sont en rapport avec les données musicales. Ne nous figurons pas en effet que, pour s'élever ou s'approfondir, le sentiment musical doive s'écarter de la technique, et s'isoler de tout ce qui se passe dans la société des musiciens. Si l'on remarque et reconnaît, si l'on apprécie et admire le tempérament ou le talent d'un musicien, c'est que dans sa sensibilité et son jeu on retrouve un des modèles toujours présents à la pensée de ceux qui s'intéressent aux sons, et qui réalise le mieux, incarne le plus sensiblement les tendances du groupe. Il est soulevé plus haut que les autres par le génie musical, mais c'est comme s'il s'était emparé d'un démon invisible, dont l'esprit emplit tous les musiciens, mais qui ne se laisse saisir et dompter que par un petit nombre. Où le trouver, si ce n'est au cœur du groupe ? A présent, tous peuvent le voir, et le reconnaître, et se reconnaître en lui.
Beethoven, atteint de surdité, produit cependant ses plus belles oeuvres. Suffit-il de dire que, vivant désormais sur ses souvenirs musicaux, il était enfermé dans un univers intérieur ? Isolé, il ne l'était cependant qu'en apparence. Les symboles de la musique lui conservaient, dans leur pureté, les sons et les assemblages de sons. Mais il ne les avait pas inventés. C'était le langage du groupe. Il était, en réalité, plus engagé que jamais, et que tous les autres, dans la société des musiciens. Il n'était jamais seul. Et c'est ce monde plein d'objets, plus réel pour lui que le monde réel, qu'il a exploré, c'est en lui qu'il a découvert, à ceux qui l'habitaient, des régions nouvelles, mais qui n'en faisaient pas moins partie de leur domaine, et où ils se sont installés tout de suite de plein droit...