Qu'est-ce que la féodalité ? Les historiens ont longtemps distingué les
institutions féodales - qui s'étaient épanouies vers l'an mille pour décliner
avec les progrès du pouvoir monarchique - et la société dite
«féodale», alors même que fief et vassalité n'y apparaissaient pas
comme prédominants - l'accent étant alors mis sur la dislocation du
pouvoir central et la constitution de la seigneurie.
Pourtant, la généralisation du lien féodo-vassalique et l'établissement
de la seigneurie banale sont les éléments d'une même mutation où
achève de disparaître en Europe occidentale, au seuil de l'an mille, un
très ancien mode de production. Ni l'esclavagisme antique, ni son
succédané, la corvée carolingienne, n'avaient réussi à soumettre les
communautés paysannes libres. Il fallut pour cela l'hypertrophie d'une
structure, elle aussi très ancienne, celle des «maisons» guerrières
érigées en innombrables et agressives chefferies de canton. La vieille
société campagnarde presque partout se disloqua, et la paysannerie dut
mettre sa force productive au service d'une nouvelle aristocratie.
Les cavaliers qui brisèrent les résistances populaires n'étaient pas tous
de noble lignage. Nombre d'entre eux étaient issus de la «koulakisation»
progressive de la société campagnarde. Les liens féodo-vassaliques
assurèrent la cohésion de la nouvelle classe dominante en
formant sa structure juridique. Après sa victoire, loin de «dégénérer»,
ils devinrent la justification de son gouvernement. Ni plus ni moins
imaginaire que le «Capital» ou l'«État prolétarien», le Fief fut l'idée
dominante de la société médiévale, fondant en droit une durable hiérarchie
politique, allant même jusqu'à investir le geste de la prière chrétienne
- mains jointes à genoux devant le Seigneur - ou les rapports
amoureux - tant d'hommages désormais présentés aux dames, alors
que leur rôle social allait se restreignant.
Une pédagogie de la soumission, à l'origine d'un État construit non
contre la féodalité, mais à partir d'elle.