L'aphorisme, ici, est buisson ardent : langue devenant voix - lien, qu'elle restaure, avec l'esprit - pour habiter un être, alors porté : prenant feu ; par quoi, quelque limité et imparfait qu'il puisse sembler, il devient, en effet, autant qu'il est en lui, témoignage de l'esprit - tout le feu -, dont, dans le désert plus que jamais, Kraus est, en son plus pur, le héros.
La Nuit venue
La Nuit venue, troisième et dernier livre d'aphorismes, composé par Kraus entre 1915 et 1917 - en même temps, exactement, que les Derniers jours de l'humanité, fresque conçue pour « un théâtre de Mars » -, sous la forme la plus condensée - abstraite, pour être historiquement applicable à tous -, saisit la réalité que la pièce - sous la forme la plus développée, anecdotiquement située à Vienne - décrit : la guerre mondiale, laquelle est simplement, Kraus le martèle, la nouvelle forme de paix entre les nations maintenant bourgeoises, que régissent les seules lois de l'économie, telles que la psychologie, son expression, les signifie à un être humain devenu matériel de confection : chair à canon pour la conquête du « marché mondial » de production et de consommation, à quoi se réduit la vie profanée : oublieuse de l'esprit, sa vérité pourtant, toujours accessible à ce qui est pur en soi : la langue.
Les trois livres d'aphorismes - 500 pages à peine, que Kraus a tirées de la Fackel - au moment de sa mort, en 1936, elle comptera 30 000 pages - et que, constamment, il réintroduit par fragments, telles des constellations de sens, dans ses différents recueils intermédiaires - 3 000 pages environ de morceaux choisis - sont une quintessence d'esprit, question non de quantité mais d'intensité : à son extrême, sel de la terre, un état de pureté.
L'aphorisme, chez Kraus, n'est pas une formulation nécessairement lapidaire - la Nuit venue en compte de 6 pages d'un bloc - mais, essentiellement contraction, un barbelé déchirant le tissu des phrases dévoyées qui étouffent l'esprit, où la difficulté est de voir, pour la garder intacte, la difficulté ; l'esprit étant, à la limite, cette difficulté faite au réel dans sa tendance - par inconscience, légèreté ou malhonnêteté - à tout simplifier, jusqu'à se perdre.
Ce que Kraus, dans ce livre surtout, propose à son lecteur est ce que l'esprit propose à qui veut le connaître : une agonie, qui, soutenue sans faillir - et se comprennent ainsi les deux aphorismes placés en conclusion de cette traversée de l'abomination -, au terme de la nuit, s'en révèle le jour.