L'avènement des sociétés modernes est le fruit d'une révolution
morale consistant à accorder la priorité au juste sur le bien. Autrement
dit, pour les Modernes, la voie légitime de sortie d'un conflit fait passer
l'effort pour s'entendre et vivre ensemble avant les convictions privées
de chacun quant au bien. Malgré cela, les sciences sociales se sont
généralement gardées de prêter aux individus une pleine capacité
de réflexion sur l'ordre social qu'ils créent. Pour sortir des impasses qui
en résultent et proposer une approche renouvelée des choix moraux,
cet ouvrage s'organise autour de deux interrogations principales.
En premier lieu, comment raisonne un acteur qui s'efforce d'accorder
la priorité au juste ? L'étude d'un sondage sur des opinions économiques
permet d'éclairer les raisons d'un «spectateur équitable» et d'observer
que celui-ci s'affirme particulièrement dans les cas où les intérêts et
l'ambition d'imposer sa conception du bien pèsent peu. Les justifications
de ce spectateur sont efficientes parce qu'elles reposent sur
des arguments susceptibles d'être endossés par tous. En rendre compte
suppose toutefois de s'appuyer sur une théorie des motivations qui,
sans rejeter le rationnel, n'oublie pas le raisonnable qui l'encadre.
En second lieu, quel principe de justice un acteur cherche-t-il à
mettre en oeuvre lorsqu'il accorde la priorité au juste ? Résumé en
quelques mots, ce principe se ramène à celui d'une justice comme
accord unanime sur des règles impartiales pour surmonter un conflit.
En examinant la logique qui le sous-tend nécessairement, on perçoit
mieux que c'est toujours pour en évincer les exigences que les théories
concurrentes de la justice (libertarisme, utilitarisme ou communautarisme)
se heurtent à de fortes objections.
Au total, ce principe est au fondement de la cohésion sociale et,
contrairement à ce que son ancrage ferme sur la liberté pourrait laisser
supposer, il ne s'accommode d'aucun relativisme moral.