L’année même où Voltaire vint s’établir en Suisse et y commencer la dernière période, la période la plus longue et la plus militante de son active carrière, Jean-Jacques Rousseau faisait à Genève un voyage qui devait exercer aussi une singulière influence sur toute sa destinée. Ce rapprochement, simple effet du hasard, n’a-t-il pas quelque chose de dramatique, lorsqu’on sait ce qui va suivre ? Rousseau était revenu dans sa ville natale à la fin du mois de mai 1754 ; Voltaire arrive dans le pays de Vaud vers le milieu de décembre, et quelques mois après il est installé aux portes de Genève dans sa maison des Délices. Chacun sait d’où ils venaient alors et ce qu’ils représentaient l’un et l’autre ; Voltaire arrive de Berlin, et malgré ses querelles avec Maupertuis, malgré ses aventures de Francfort, malgré ses cris de fureur contre Frédéric, malgré ce long séjour à Colmar pendant lequel il semble disparaître à tous les yeux, il est toujours le dictateur littéraire que complimentent à l’envi les philosophes et les cardinaux, le souverain pontife et le roi de Prusse. Rousseau arrivé de Paris, où l’a conduit enfin sa jeunesse vagabonde, et, bien qu’il n’ait encore écrit que ses deux premiers Discours, il est déjà le tribun irrité d’une philosophie nouvelle. Voltaire et Rousseau, le poète qui écrivait le Mondain et l’orateur qui évoquait l’ombre de Fabricius, le maître de toutes les délicatesses savantes, de tous les raffinements voluptueux et le plébéien jetant l’anathème à une civilisation corrompue, ces deux hommes tout à coup rapprochés, confrontés sur le sol de la république de Calvin, c’est là certainement un des plus curieux contrastes que nous offre le XVIIIè siècle.