Suspendus aux lèvres d'un conteur, incapables d'interrompre
la lecture d'un roman, captivés par un film haletant, nous faisons
tous l'expérience quotidienne de ce plaisir apparemment
paradoxal que nous tirons de notre insatisfaction provisoire
face à un récit inachevé. Bien qu'une mode esthétique et théorique
ait tenté de nous convaincre que ce plaisir était honteux,
on peut néanmoins avoir l'intuition que le coeur vivant de
la narrativité réside précisément dans ce noeud coulant,
toujours plus serré à mesure que nous progressons dans
l'histoire, qui nous attache à l'intrigue et creuse la temporalité
par l'attente impatiente d'un dénouement. Si le récit a
quelque chose à voir avec la manière dont nous éprouvons le
temps, cette expérience n'apparaît jamais avec autant d'éclat
que dans le suspense, la curiosité ou la surprise qui font la
force des intrigues fictionnelles. La compréhension des fonctions
narratives engage donc non seulement l'analyse littéraire,
linguistique et sémiotique, mais aussi l'analyse cognitive et la
psychologie des émotions.