Entre le coup d'État militaire du 12 mars 1971 et celui du 12 septembre 1980, la Turquie a connu une période de violence paroxystique mettant aux prises des groupes radicaux de l'extrême droite et de l'extrême gauche. Cette quasi-guerre civile reste aujourd'hui comme une plaie ouverte dans l'histoire du pays. Elle a débouché sur l'instauration du régime militaire le plus dur que la Turquie ait subi, et dont elle n'est véritablement sortie que dans les années 2000.
L'analyse serrée et documentée des tactiques des différents protagonistes du conflit montre que leur investissement des institutions publiques, à commencer par la police, a conduit à une politisation croissante de l'État. Contrairement à un lieu commun, l'autonomie de celui-ci par rapport à la société doit être relativisée. L'État constitue bien plutôt l'arène primordiale des mobilisations politiques, dont il n'est pas parvenu, en l'occurrence, à endiguer le déchaînement, faute de ressources nécessaires.
Cette enquête magistrale reconsidère le mythe de l'État « fort » en Turquie. Une leçon qui vaut pour l'Empire ottoman et le régime autoritaire kémaliste de l'entre-deux-guerres, mais qui permet surtout de mieux comprendre la crise politique qui s'est enclenchée en 2013. De nouveau, les institutions publiques, telles que la magistrature et la police, semblent avoir été pénétrées par des forces particulières qui mettent à mal leur impartialité et nourrissent l'imaginaire de l'« État profond ». Le spectre de la violence hante toujours le pays, alors même que des élections démocratiques lui ont donné une majorité parlementaire stable depuis plus de dix ans.