Notre époque croit à l'opinion publique, au libre arbitre, et à l'existence d'une relation
de causalité entre les représentations et les comportements ; mais elle admet
aussi l'inconséquence des individus. Ces façons d'envisager le rapport entre les
croyances et les conduites doivent beaucoup aux débats du XVIIIe siècle sur les effets
supposés des ouvrages philosophiques. À cet égard, le cas du matérialisme est
exemplaire. Présenté par ses contempteurs comme un monstre, une affreuse doctrine,
un attentat contre les autorités, il est accusé d'être la cause cachée de la corruption
des moeurs. C'est la thèse de l'avocat général Joly de Fleury, qui dénonce,
en 1760, l'existence d'une «société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire
la religion, pour inspirer l'indépendance, et nourrir la corruption des
moeurs». De son côté, Rousseau s'inquiète de la tendance des penseurs de son
temps à «matérialiser toutes les opérations de l'âme». Cette situation est d'autant
plus étonnante qu'au début du siècle le terme matérialisme était encore très rare.
Que s'est-il passé ? Que cachent ces accusations ? D'après la Lettre au R. P. Berthier
sur le matérialisme (1759), dont on trouvera ici le texte, accompagné d'une brève
étude bibliographique par Claudette Fortuny, ces réactions excessives trahissent
l'instrumentalisation de cette doctrine par différents groupes de pression. Mais les
stratégies mises en oeuvre par les champions de l'ordre établi et les avocats des différents
courants du christianisme ont aussi pour effet de confirmer l'importance des
questions agitées par ceux qu'ils nomment les philosophes, et qui ont en commun
d'interroger le système de valeurs dominant, ouvrant ainsi la voie à une réforme de
la société. Soupçonné d'être à la tête de ce groupe, Diderot avait déjà compris que
les moeurs étaient précisément ce qu'il fallait penser.
Ce livre, sensiblement augmenté par rapport à la version parue sous le titre L'Ordre
des moeurs (Kimé, 1996), révèle le rôle crucial joué par les disputes sur la nature
des moeurs dans l'émergence du phénomène des Lumières. Il constitue aussi une
contribution importante au débat actuel sur la formation des individus et de l'opinion
publique.