On aurait tort de passer à côté de ce premier livre qui est un coup de maître. Il s'en écrit beaucoup aujourd'hui à propos des ravages entraînés par le monde digital, où l'information supplante la perception et où l'écran est devenu le truchement de la réalité. Mais celui-ci a l'avantage de remonter à la source : Mandeville et sa ruche prospère, Bentham et son panoptique, Adam Smith et sa main invisible.
Aucune dénonciation moralisante cependant de la ruée vers le profit, obtenue par un marché libéré de toute entrave, la dépense se réduisant à être d'abord productive de richesse, mais la démonstration que le moyen le plus adapté à cette fin est aujourd'hui la télécommande généralisée qui sacrifie le désir à une jouissance imposée par l'algorithme.
Or, au travers de l'accélération échevelée qu'entraîne l'afflux de données que procure l'Internet, le prix à payer pour les sujets n'est pas mince : une hyperactivité qui, devenue un devoir, fait ressentir à l'internaute un ennui incommensurable et le plonge dans une nouvelle forme d'apathie, qui n'est plus, comme chez les Grecs, la récompense de la Sagesse, mais le véritable symptôme du néolibéralisme, ici pour la première fois isolé et nommé.
Cet essai se devait donc d'être incarné dans l'écriture de son auteur, lui-même entravé dans son élan par une apathie que surmonte son livre ; le spectre d'Oblomov et sa profonde connaissance des grands romanciers du nihilisme russe viennent l'en tirer ; sans négliger sur ce chemin les critiques américaines du cynisme des GAFAM ni se priver de dénoncer l'imposture de ces marchands de la drogue douce du « développement personnel », renouant sur cette lancée avec la « part maudite » de Georges Bataille, pour nous inciter à ce grand réveil que permet encore la psychanalyse.
J. Nassif