L'Apothéose des vaincus
Philosophie et champ jazzistique
Selon Walter Benjamin, l'histoire s'écrit généralement du point de vue des vainqueurs, le butin porté par le camp victorieux concerne en premier lieu les biens culturels. Avec la culture afro-américaine, on assiste à un retournement radical. Du fait des conditions de leur émergence, les expressions issues du champ jazzistique permettent d'interroger l'idée de culture à partir de ce que Benjamin appellerait la « tradition des vaincus » et de débusquer la part de barbarie constitutive de l'idéal philosophique propre à l'Occident. En effet, selon l'auteur des Thèses sur l'histoire, un témoignage de culture est aussi un témoignage de barbarie ; celle-ci, en l'occurrence, n'est pas du côté de la culture afro-américaine mais dans les conditions qui l'ont suscitée.
Dès les origines, les Afro-Américains furent sensibles à ce paradoxe et c'est en s'identifiant aux vaincus de l'histoire qu'ils sont parvenus à imposer leurs musiques à un niveau que l'on pourrait qualifier de « cosmopolitique ». Il n'est alors pas abusif d'évoquer une dimension messianique du jazz. Pour les Noirs, la figure évangélique du Christ aura d'emblée été celle de quelqu'un qui avait perdu, mais en héros revenu de façon triomphale. Du fait des conditions historiques dont ils furent les victimes, les Afro-Américains se sont identifiés à tous les perdants de l'histoire. C'est la portée critique de ce messianisme du jazz dont il sera question ici.