La modernité occidentale a construit l'homme sensible et a
lentement façonné les sens et les sentiments. Elle a placé au coeur
de la condition humaine, en particulier depuis les traités de civilité
de la Renaissance, des exigences de retenue du corps, de distance
à autrui, délimitant ainsi un intérieur et un extérieur en chacun.
Elle a voulu inscrire l'individu dans un sentiment de continuité,
privilégier la perception d'une stabilité de l'existence sur quoi se
fonde la propriété de soi. Celle-ci est aujourd'hui menacée par la
fluidité d'un monde devenu immatériel, dépourvu de limites.
Ce livre entreprend d'élucider les métamorphoses de la condition
sensible dans les sociétés contemporaines. Les flux sensoriels et
informationnels continus incitent l'individu à des formes de propriété
illimitée de soi en même temps qu'ils induisent un rétrécissement
de l'espace intérieur. Processus paradoxaux, ils transforment en
profondeur nos manières de sentir, de percevoir, d'être et de
penser. Cet état de fluidité entraîne des formes d'indistinction,
d'indifférenciation entre le réel et le virtuel, entre les individus,
reposant alors de façon aiguë la question du sens et des sens :
sommes-nous entrés dans une ère nouvelle de la condition sensible ?