«C'était le temps où la ville voyait arriver des hommes détachés
de leur ancienne ville et de leur ancienne vie qui arrivaient à pied
ou descendaient des trains, des grands camions de Messageries.
Chaque jour, vingt-cinq ou trente chômeurs traversaient les villages
avec des vieux sacs sur le dos. Certains demandaient du pain.
D'autres rêvaient de vin. Des Allemands descendaient en bicyclette
vers le sud, chargés de souvenirs déchirants. Des Espagnols
montaient furtivement vers le nord. Il y avait des années qu'on avait
oublié en France ces mouvements de migration.
Certains de ces voyages finissaient par des suicides qui se
produisaient au moment où ces vagabonds, qui n'aimaient pas la
route pour la route mais pour l'espoir des villes, voyaient leur petite
réserve de chances, de courage et leurs raisons de liberté se
racornir, où ils n'étaient plus que des poussières en face d'un destin
invincible qui prenait le prestige d'un cyclone ou d'un Dieu. Le gaz,
l'eau, une corde, un train qui roule dans la nuit étaient les dernières
ressources de ceux qui n'entendaient plus les dernières voix de leur
courage et de leur dignité.»