Dans son choix d'images, Nicolas Bouvier a établi un journal de ses explorations iconographiques et s'est confessé par voie indirecte, peut-être à son insu, avec toute sa curiosité du fantastique et de la douleur. En effet, les images choisies par Nicolas Bouvier le dépeignent lui-même, en révélant, pardelà les normes habituelles du beau, l'attrait de l'étrange, l'intérêt pour les cultures (amérindiennes ou orientales) qui ignoraient la nôtre, le penchant pour le risible, quand c'est au prix du rire qu'on peut faire face à l'horrible. Il faut parcourir les images du corps de Nicolas Bouvier non comme une récapitulation des conquêtes de la science anatomique, mais comme une leçon de sagesse à la manière de celle qu'ont donnée Sebastian Brant, Holbein et Erasme à travers les images de la folie, ou à travers les danses macabres. Je conjecture volontiers que Nicolas Bouvier a collectionné ces images si souvent cruelles pour se dépayser et se mettre lui-même à l'épreuve de l'étrangeté, de même que dans ses voyages il a voulu renoncer à ses vieilles certitudes, s'infliger le dénuement le plus rude, pour parvenir à mettre à nu l'essentiel.
Jean Starobinski