Dans ma petite tête d'enfant, les Français étaient une entité abstraite, et j'étais très impatient de les voir arriver, afin de découvrir comment ils étaient faits.
Je n'en dormais plus. Une légende, qui courait depuis la nuit des temps, disait qu'ils étaient d'une grande beauté. Au point que nous utilisions couramment l'expression Yeçbeh am-urumi!, qui veut dire: Il est beau comme un Français! Mais, en même temps, dans l'imaginaire transmis par ma grand-mère, ma mère et mes tantes, ils n'étaient pas tout à fait humains. Ainsi, quand je refusais d'aller au lit, ma mère n'évoquait-elle pas le loup, mais disait d'une voix menaçante: Va te coucher tout de suite, sinon Bitchouh viendra te manger tout cru! Dans les cinq secondes qui suivaient, je dormais à poings fermés, de peur de me faire dévorer par cet ogre, dont les deux syllages me terrifiaient. Bitchouh était la transcription phonétique kabyle de Bugeaud, l'un des fameux généraux qui avaient «pacifié» l'Algérie, comme on dit chez vous, et auquel les autochtones prêtaient un caractère sanguinaire et monstrueux.
Est-ce que les militaires français, malgré leur grande beauté, seraient aussi terribles que leur auguste prédécesseur?