Le dernier des Esquelbecq
« Qui veut me tuer ? Et pourquoi ? Je n'ai quand même que 12 ans ! ». Telle est la question que se pose Martin, un petit garçon victime de plusieurs tentatives de meurtre, après le massacre inaugural de sa famille.
Sa fuite est aussi une quête, celle d'un père disparu dans la lointaine Russie, qui avait voulu ressusciter une grande lignée du Nord de la France, les seigneurs d'Esquelbecq, et lui redonner sa grandeur. Cette échappée mène à des rencontres : l'inquiétant survivaliste Debeer, Pollentier le paisible restaurateur de tableaux et Hana la jeune Tchèque, et premier amour de Martin, qui l'entraînera dans les tours et les sous-sols de Paris. Peut-on n'avoir qu'un but dans l'existence : exister ? Peut-on faire confiance au hasard ? Ne faut-il pas, à la fin, affronter la vérité ?
Boutang écrit cette fable en 1944 et elle paraît en 1947, deux ans avant 1984 de George Orwell. L'épuration à la fin de la Guerre et l'alliance avec le parti communiste affilié à Staline expliquent son climat oppressant, mais le récit se situe dans le futur, vingt ans après la révolution sociale qui a ébranlé les fondements de l'homme même, éliminé les réalités « bourgeoises » de la famille, la religion et la nation, et réduit a rien le « souci des origines » et la « pire idole de la bourgeoisie » : l'état. René Dorlinde est mort en 1999, nous dit-on, c'est à la faveur d'une accalmie dans la marche révolutionnaire que nous parvient ce texte scandaleux. Ancien directeur de banque, Dorlinde prétend être passé à la révolution après la destruction de sa classe, mais il semble avoir simulé ce ralliement et préservé au coeur du système qui l'exclut une rémanence dangereuse du monde ancien : sa mère demeurée à l'abri des bouleversements de la révolution, chez elle cloîtrée avec ses souvenirs, constitue de fait un foyer rétif à la révolution attirant de singuliers visiteurs, une espèce de blockhaus rétrograde abritant la résistance de lame face à la « nouvelle Babel » et ses horribles destructions. Le livre fait donc le constat d'une défaite totale de l'ordre ancien et donne cependant une clé pour qu'il survive. « Le secret, dans son essence, est contre révolutionnaire », explique Boutang dans ce roman, trente ans avant de pouvoir rédiger son Ontologie du secret (1973), « maître texte du XXe siècle » selon George Steiner. Déjà René Dorlinde pose « la question (le paradoxe) de toute prophétie secrète », et c'est à peine si ce livre est lui-même parvenu jusqu'à nous : réédité et augmenté deux fois (1958 et 1991), la puissance qu'exerce cette espèce de samizdat depuis une époque où ce mot était inconnu en Occident s'étend à la mesure des bouleversements que nous vivons. La langue elle-même doit mourir, dans le livre, parce qu'elle est chargée de souvenirs délicieux ou horribles qui rendraient impossible la naissance d'un homme nouveau. L'homme peut-il être débarrassé de toute vie intérieure ?
« Non seulement il n'y a pas d'au-delà, mais il n'y a pas d'en dedans de la vie ; il n'y a qu'une vraie vie, juste comme elle est, et c'est la révolution. » On songe à la phrase de Bemanos dans La France contre les robots, paru également en 1947 : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », mais c'est Boutang qui définit le mieux le système totalitaire dont Orwell a bien vu qu'il « prétend contrôler le passé aussi bien que l'avenir » : s'il abolit l'amour et tout le monde ancien c'est parce qu'il est capable d'annihiler toute relation avec le passé - c'est la rupture du lien avec le passé est la production suffisante et seule réellement inouïe du monde nouveau.