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« Il y a une réalité qu’il faut regarder en face : renoncer aux distinctions de classes revient à renoncer à une part de soi-même. Prenons mon cas particulier : je suis représentatif de la classe moyenne, et rien ne m’est plus facile que de proclamer mon désir d’abattre les barrières de classes. Or, presque tout ce que je pense et fais découle de ces distinctions sociales. Toutes mes valeurs – mes conceptions du bien, du mal, de l’agréable et du désagréable, du comique et du sérieux, du laid ou du beau – sont des valeurs de la classe moyenne. Mes goûts littéraires, culinaires et vestimentaires, mon sens de l’honneur, mes manières de table, mes tournures de phrase, mon accent et jusqu’à ma gestuelle propre, sont le produit d’une éducation particulière, d’un segment spécifique à mi-chemin de l’échelle sociale. Une fois que j’ai pris conscience de cela, je comprends qu’il ne sert à rien de taper amicalement dans le dos d’un prolétaire et de lui assurer qu’il vaut autant que moi. Si je veux établir avec lui un vrai contact, je dois déployer un effort auquel je ne suis certainement pas préparé. Car pour m’extraire du schéma d’oppression de classes, je dois faire abstraction non seulement de mon propre sentiment de supériorité, mais aussi de la plupart de mes autres penchants et préjugés. Je dois opérer une telle transformation sur moi-même qu’au bout du compte, j’en serais à peine reconnaissable. » Écrit en 1937, Le Quai de Wigan symbolise pour le critique Simon Leys la « transmutation du journalisme en art ». Reportage sur un lieu réel au nom imaginaire (Wigan n’existe pas), il consacre les efforts d’Orwell pour décrire et comprendre la société de son temps, mais aussi l’exigence morale d’un journalisme engagé.