Comment nos sociétés occidentales sont-elles entrées dans l'histoire,
c'est-à-dire la mise à distance du passé, le sentiment de la plénitude du
présent, le souci d'aménager l'avenir ? Comment se sont-elles déprises de
l'idée, formulée définitivement par saint Augustin, que la suite des temps
était inscrite dans l'acte même de la Création divine, que l'avenir n'était
au mieux que la répétition du passé, que la Tradition enfin était seule
source de sagesse ?
D'aucuns datent cette entrée dans un monde historique, c'est-à-dire où
les Dieux ont fait place libre à l'activité des hommes, de la crise de la
conscience européenne aux XVIIe-XVIIIe siècles - plus exactement même
de la Querelle des Anciens et des Modernes qui explose lorsqu'en janvier
1687 Charles Perrault déclare publiquement «Je vois les Anciens sans
plier les genoux / Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous».
Levent Yilmaz montre que la Querelle européenne des Modernes, car le
continent fut secoué d'un bout à l'autre, fut le point non pas de départ,
mais d'aboutissement logique d'un long et lent ébranlement séculaire dont
les premiers coups furent portés par Dante en ses poèmes et Pétrarque en
ses promenades, répercutés par Machiavel et les républiques italiennes,
mais aussi Copernic et l'imprimerie, ou bien encore Galilée et les
Académies, la République des lettres et les Indiens du Brésil...
Tout cela, par petites touches, pour retracer cet effet cumulatif d'avancées,
individuelles ou collectives, à pas de géant ou de nain, au terme desquelles
s'opéra cette révolution anthropologique du rapport européen au
temps - qui explique que ce petit bout d'Asie extrême-occidental put un
jour décoller au point de vouloir dominer le reste du monde.