Si l'on considère le dicton talmudique selon lequel "un homme doit rendre compte dans l'au-delà de tous les plaisirs admissibles dont il s'est privé", alors Kalman l'infirme est innocent. Dans son shtetl ancestral de Dombrovke, Kalman, fils d'une longue lignée de rabbins, n'est en effet coupable que de survivre envers et contre tout, devenant l'homme le plus craint et le plus puissant de sa communauté et semant le désordre chez les riches comme chez les pauvres, chez les fous comme chez les sages, et même chez les Gentils. Inexorable, le cheminement de Kalman est une manière de nous rappeler que notre intelligence nous permet rarement de percevoir la vérité qui est sous nos yeux, que les événements que nous voyons racontent une histoire différente de celle que nous croyons vivre, et que la sagesse de Dieu est toujours plus grande que Son mystère. En ce sens, toute histoire juive est l'histoire de Job.
Il est surprenant qu'un écrivain tel que Yehuda Elberg, dont l'œuvre, selon Elie Wiesel, "sans doute tiendra sa place parmi les plus importantes contributions à la littérature de l'Holocauste", soit demeuré inconnu des lecteurs français. Il faut espérer que ce superbe roman confère à Elberg la place qu'il mérite auprès des témoins les plus ardents et les plus émouvants de ces temps effroyables qui sont les nôtres.
Alberto Manguel