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Comme nous feuilletions dernièrement un ancien volume du Magasin pittoresque, nous y avons lu une histoire singulière, celle d'une jeune fille de 9 ou 10 ans qui fut trouvée dans les bois, près de Châlons. On ne put savoir où elle était, née, ni d'où elle venait. Elle n'avait gardé aucun souvenir de son enfance. En rapprochant les détails donnés par elle aux diverses époques de sa vie, on supposa qu'elle était née dans le nord de l'Europe et probablement chez les Esquimaux, que de là elle avait été transportée aux Antilles, et enfin en France. Elle assurait qu'elle avait deux fois traversé de larges étendues de mer, et paraissait émue quand on lui montrait des images qui représentaient soit des huttes et des barques du pays des Esquimaux, soit des phoques, soit des cannes à sucre et d'autres produits des îles d'Amérique. Elle croyait se rappeler assez clairement qu'elle avait appartenu comme esclave à une maîtresse qui l'aimait beaucoup, mais que le maître, ne pouvant la souffrir, l'avait fait embarquer. Si nous reproduisons ce récit que nous ne connaissons que de seconde main, c'est parce qu'il permet de comprendre en quel sens on peut dire que la mémoire dépend de l'entourage social. À 9 ou 10 ans, un enfant possède beaucoup de souvenirs, récents et même assez anciens. Que lui en resterait-il, s'il était brusquement séparé des siens, transporté dans un pays où on ne parle pas sa langue, où ni dans l'aspect des gens et des lieux, ni dans les coutumes, il ne retrouverait rien de ce qui lui était familier jusqu'à ce moment ? L'enfant a quitté une société pour passer dans une autre. Il semble que, du même coup, il ait perdu la faculté de se souvenir dans la seconde de tout ce qu'il a fait, de tout ce qui l'a impressionné, et qu'il se rappelait sans peine, dans la première. Pour que quelques souvenirs incertains et incomplets reparaissent, il faut que, dans la société où il se trouve à présent, on lui montre tout au moins des images qui reconstituent un moment autour de lui le groupe et le milieu d'où il a été arraché. Cet exemple n'est qu'un cas limite. Mais si nous examinions d'un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d'autres hommes nous les rappellent. On est assez étonné lorsqu'on lit les traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l'homme y soit considéré comme un être isolé. Il semble que, pour comprendre nos opérations mentales, il soit nécessaire de s'en tenir à l'individu, et de sectionner d'abord tous les liens qui le rattachent à la société, de ses semblables. Cependant c'est dans la société que, normalement, l'homme acquiert ses souvenirs, qu'il se les rappelle, et, comme on dit, qu'il les reconnaît et les localise…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Maurice Halbwachs est un sociologue français né à Reims le 11 mars 1877 et mort en déportation à Buchenwald le 16 mars 1945. Il est l'auteur d'une thèse sur La classe ouvrière et les niveaux de vie.
Élève d'abord à l’École normale supérieure, il est agrégé de philosophie, docteur en droit et lettres.
Il séjourne en 1904 à Göttingen, où il s'occupe des papiers de Leibniz. En 1909 il va à Berlin, où il est en même temps correspondant de l'Humanité.
Professeur de philosophie au Lycée Henri-Poincaré de Nancy jusqu'en 1915, il est nommé maître de conférences de philosophie à la faculté de lettres de Caen puis, en 1919, professeur de sociologie à la faculté de Strasbourg. En 1935, il obtient une chaire à la Sorbonne. Halbwachs voyage beaucoup et est nommé président de l’Institut français de sociologie en 1938. Le 10 mai 1944, il est élu à la chaire de psychologie collective au Collège de France mais le 23 juillet, il est arrêté par la Gestapo, quelques jours après son fils Pierre, quelques mois après l’assassinat de ses beaux-parents Hélène et Victor Basch. Il est interné à Fresnes puis déporté à Buchenwald, où il meurt de la dysenterie. Jorge Semprún, déporté avec lui, a raconté ses conversations avec le sociologue mourant.