Les désancrés
« - Et puis vous le savez, bien sûr, votre corps vous a très bien renseigné : je suis ce qu'on appelle une "fille facile".
Elle s'arrêta, me défiant des yeux :
- Une fille facile ! C'est bien ainsi qu'on dit en français, n'est-ce pas ? En anglais aussi, d'ailleurs : a woman of easy virtue. Easy !
Elle marqua de nouveau une pause, puis :
- Vous savez, dit-elle, en réalité c'est pour essayer de se rassurer : la liberté des autres, ça fait si peur. Surtout celle des femmes. Très peur, vraiment. C'est dans tous les peuples, Harcourt, toutes les langues - partout. Alors, forcément, on essaie de diminuer, rabaisser, réduire... Les femmes faciles !
Elle eut de nouveau son rire amer.
- Eh bien, apprenez-le, mon petit, ces femmes-là, ce sont les plus difficiles. Celles qu'on n'arrête pas, qu'on ne retient pas, au moment où on croit les tenir elles vous échappent, c'est comme ça. Elles ne le font même pas exprès ; simplement elles sont ainsi. Elles ont peut-être froid en permanence. Ou peut-être elles sont curieuses, elles cherchent... Moi c'est mon père... Et puis j'ai cherché... je cherche... Je ne sais pas, non... En tous... qui sait...
Elle n'avait pas achevé sa phrase. Autour de nous toujours ce ronflement du vent dans le feuillage, comme la voix nocturne de la mer. Elle paraissait l'écouter avec moi lorsqu'une rafale subite souleva les feuilles à nos pieds. Elle eut un sourire un peu brisé. »
Ainsi vont les voix et les chairs dans ce grand roman initiatique, ce roman d'errance, de quête et de passions qui prend naissance au coeur de la Louisiane et de tous les métissages de notre monde.