Envoyé dans les Balkans en 1912, en tant que correspondant de guerre, par le grand quotidien radical-démocrate ukrainien Kievskaja Mysl' et pour le compte d'autres journaux, Trotsky a pu connaître directement, et ainsi décrire de sa plume inégalable, les scénarios, les protagonistes et les figurants de la tragédie qui était en train de se dérouler dans ce théâtre.
Trotsky apprit le déclenchement de la guerre lors d'un voyage qui le menait de Belgrade à Sofia, et il lui fut pénible de voir que tout ce qu'il avait prévu de manière rationnelle était arrivé.
La vigueur de ses propos n'a pas besoin d'être réactualisée : «Tout à coup, la guerre nous révèle que nous marchons encore à quatre pattes et que nous ne sommes pas encore sortis de l'ère barbare de notre histoire.»
Certes, il n'échappera pas au lecteur attentif que les «enjeux» liés à cette péninsule tourmentée - le problème des Détroits, des débouchés maritimes et ainsi de suite - n'ont plus la même importance aujourd'hui. Son caractère de «champ d'épreuve» pour les nouveaux rapports multipolaires entre les Puissances a pris nettement le dessus, mais de nombreux autres aspects ont survécu ou sont à l'origine des événements contemporains. La magistrale description qu'en fait Trotsky se révèle, à ce titre, plus d'une fois lumineuse.
Il suffit de penser à sa description de la bourgeoisie locale «stérile, lâche, incapable et imprégnée de chauvinisme jusqu'à la moelle», des banquiers et des financiers contraints, à cause du retard économique, à être «des négociateurs politiques de leurs propres intérêts d'affairistes», de l'effet qu'a eu sur les soldats serbes l'entrée dans la plaine du Kosovo, mille fois chantée et jamais foulée, de l'interminable galerie de personnages de toute nationalité et de toute catégorie sociale - du journaliste anglais au prêtre roumain, du chauffeur de taxi russe de Bucarest au propriétaire terrien hongrois, du volontaire arménien à l'officier turc prisonnier -, chacun saisi dans son rapport matériel avec la guerre et dans la représentation idéale qu'il s'en fait.
Fort de cette prise de conscience, Trotsky nous dresse un tableau riche et vivant de la façon dont l'«ethnographie» et la «diplomatie» se rejoignirent au sein du drame balkanique, comment elles furent perçues individuellement et collectivement et comment l'enchevêtrement créé par des legs historiques et des intérêts impérialistes «modernes» ramena les acteurs de ce drame à un degré de barbarie que plus personne ne croyait possible.