René Bazin (1853-1932)
"Jamais la paix de la campagne d’Alsace n’avait été si grande qu’en cette fin de jour, ni dans cette vallée ; jamais les cœurs ne s’étaient ainsi refusés à la recevoir ; jamais non plus, depuis qu’il commandait au Baerenhof, c’est-à-dire depuis huit années que son père était mort, on n’avait vu le maître des plus beaux blés de la vallée, qui en produit peu, Victor Reinhardt, laisser les travailleurs, ses voisins, ses amis, achever seuls de couper la moisson.
Le matin, une petite fille venait de naître, dans cette ferme aux longs toits, encapuchonnée contre la neige et le vent, et qui est bâtie sur un plateau de terres de labour, au sud de la ville de Masevaux. Elle naissait pour être éprouvée, comme les autres créatures, par la peine et le travail, mais aussi pour louer Dieu. Et c’est pourquoi le monde, autour d’elle, sans bien savoir quelle merveille il célébrait, envoyait les femmes faire leur compliment à la jeune mère, Anne-Marie, que plusieurs appelaient, en dialecte alsacien : Amarei. Elles montaient les trois degrés de terre, limités et contenus par des troncs de sapins : elles entraient, rôdaient un moment autour de cette nouveauté, tâchaient de voir ces yeux de moins d’un jour, qui n’avaient point été touchés par l’ombre, parlaient bas, toutes de la même manière, puis elles sortaient, contentes, parce que cette naissance les avait émues dans leur maternité, et qu’Anne-Marie, pâle dans son lit, près du berceau, leur avait fait, à toutes, un salut de la tête. Dehors, la lumière dorée les enveloppait, et aussi la chaleur du soleil de toutes parts amassée, reflétée, foulée comme au pressoir entre les montagnes. Dans le ciel, des nuages blancs, très haut, voyageaient. Rien à craindre du temps. Mais des hommes ! oh ! quelle inquiétude ! Elles jetaient un coup d’œil sur les moissonneurs et les moissonneuses qui ne s’arrêtaient point de travailler, car le maître, ce solide Victor Reinhardt, jetant sa faux, avait dit : « Hâtez-vous, pendant que je vais aux nouvelles, nul ne peut savoir si nous aurons encore des hommes demain. » Elles regardaient ce champ d’épis qui commençait à leurs pieds, à toucher la maison, et s’étendait en arrière, vers la montagne du Südel, puis elles descendaient le raidillon du plateau, longeaient les murs de la fabrique Ehrsam, retrouvaient la route en face du cimetière, et rentraient dans Masevaux."
1914 : L'Alsace est allemande depuis 1870. La guerre est sur le point d'être déclarée. Deux frères font des choix différents... Pierre, l'aîné, décide de déserter et de rejoindre la France pour combattre l'Allemagne ; le cadet, Joseph, sûr de la victoire allemande, rejoint son régiment...