«Comment juger ?» «Qu'ai-je à faire avec la justice ?» De telles questions ne s'adressent pas aux seuls professionnels du droit, mais à tout citoyen, à tout homme, dès lors qu'il vit en société. Mais vivre en société n'implique pas seulement le côtoiement d'une succession quelconque d'individus indifférents. Le travail d'Emmanuel Lévinas (1905-1995) a consisté, sa vie durant, à développer et à argumenter une philosophie de la «non-indifférence». Pas de catéchisme dans cette œuvre, mais une entreprise philosophique de fondation du monde sur la justice. Avant tout système, toute ontologie, tout Logos, qui rassemblent et totalisent, il y a un moi «gardien de son frère». L'infini de cette responsabilité démesurée à l'égard d'autrui demande mesure et définition. Le jugement est ce moment crucial où il s'agit de comparer des hommes pourtant incomparables. Rappel à l'ordre du judiciaire : ne pas oublier la miséricorde, d'où procède la justice. Rappel à l'ordre du politique : ne pas oublier que l'Etat a tendance à peser pour son propre compte. Dans une tension jamais réduite entre la raison grecque et la révélation d'une Loi absolue (la Torah), Lévinas esquisse la figure du Juste, tragique et pourtant sereine, promise pour le «monde à venir» et pourtant déjà là.