Camille Lemonnier (1844-1913)
"Le Vieux, depuis la veille, ne décolérait pas ; toute la nuit, on l’avait entendu, de son large pas qui faisait des lieues, aller et venir là-haut, comme quand il chassait en plaine.
Vers le matin seulement, le bruit de cette marche incessante dans le noir, par cette nuit de gros temps, s’était interrompue : la famille avait pu dormir.
Il était bien de la lignée des anciens barons, celui-là : le sang violent des Quevauquant, à quatre-vingt-six ans passés, lui bouillait encore dans les veines. Maigre, les os en herse sous une peau coriace, des mâchoires de carnassier, Gaspar de Quevauquant, très grand, sa tête à crins gris plantée droit entre les épaules, était pareil à un pan de roc ancré au creux profond de la terre.
Une race guerroyeuse et terrienne, dans cette force qui s’égalait aux puissances de la nature, se refusait à s’éteindre. Sous les ans, il gardait la structure et l’air d’un des rudes campeadors, ses ancêtres, rois dans leur domaine.
Près de lui, Jean-Norbert, son fils, essoufflé et court, les gencives mauvaises, avait l’humble mine et l’âme sournoise d’un paysan. C’était lui qui cultivait le champ, labourait, ensemençait, faisait la cueillette du verger et engraissait les porcs, une odeur de terre et de purot dans les habits. Le baron l’avait eu sur le tard d’une concubine, ménagère et gouvernante au château, épousée par la suite en une heure tragique où la mort l’avait flairé de près. Micheline Bœuf, de nature frêle et toussoteuse, avait transmis à l’enfant son hérédité de petites gens de la campagne.
Longtemps malchanceux, ces Bœuf, soudainement enrichis par l’alliance, étaient enfin devenus des rentiers dans les villages."
Le moment de l'hallali est arrivé... Le vieux baron Gaspar de Quevauquant est le gibier... Mais qui est le chasseur ?