Ce livre présente deux analyses de la contingence en histoire, la première s'appuyant sur l'épistémologie de la causalité historique proposée par Max Weber, la seconde, sur l'étude du statut des probabilités historiques proposée par Robert Musil. Ces deux approches, même si elles semblent procéder d’enjeux différents, sont en réalité complémentaires. Alors que les analyses wébériennes ménagent une place de choix aux motifs et aux raisons humaines dans l’explication causale en histoire, celles de Musil insistent au contraire sur le caractère hasardeux (quoique déterminé) et impersonnel des régularités causales que l’historien découvre au cours de son enquête. Il n’est pas nécessaire de voir ici une contradiction entre ce qui serait, d’une part, une conception volontariste soucieuse des possibilités d’action humaine dans l’histoire et, de l’autre, une conception quiétiste et désenchantée interdisant toute forme d’efficacité significative aux décisions humaines. En réalité, ces deux approches ont en commun de rejeter hors des explications historiques tout recours aux notions de hasard pur ou de de nécessité stricte, pour essayer, au contraire, de préciser la manière dont les explications historiques peuvent rendre compte du type de contrainte intermédiaire que nous rencontrons réellement dans nos pratiques. À la fois beaucoup moins hasardeuses et beaucoup moins nécessaires que ne le supposent habituellement la plupart des philosophies de l’histoire, nos conduites s’inscrivent dans un horizon de motifs et de raisons ouvert, mais pas infini, et obéissent à des contraintes de nature statistique bien réelles, quoique non nécessitantes. C’est cet espace propre aux déterminations historiques que nos explications doivent s’efforcer de restituer et qui constitue le champ spécifique de la connaissance en histoire, laquelle doit se garder de céder aux tentations symétriques de la réduction indéterministe et de la réduction nomologique. Les deux approches présentées dans ce livre se tiennent ainsi également à distance de toute conception fataliste ou héroïque de l’histoire. Elles développent une critique acérée de toutes les formes de nécessitarisme historique qui cherchent, à tort, à subsumer les conduites humaines sous des lois de l’histoire introuvables, en même temps qu’elles rejettent toutes les conceptions qui font des agents historiques des sortes de héros dont l’efficacité reposerait toute entière sur la force de leur volonté, sublimée dans le déni des déterminations sociales auxquelles ils sont en réalité soumis comme n’importe qui d’autre. De manière plus générale, elles invitent à reconsidérer l’idée selon laquelle les hommes seraient les seuls auteurs de leur histoire, comme s’ils possédaient, au moment de chacune de leurs décisions, la capacité intacte de « faire l’histoire », sans avoir à prendre en compte les contraintes héritées du passé, qu’il s’agisse de leur histoire personnelle ou de l’histoire collective dans laquelle elle s’insère.