Peut-on « montrer » les extrêmes de la violence ? Peut-on exposer « la douleur de l'histoire toute fraîche » (Albert Camus, 1965) ? L'immontrable force les coins de la littérature et de l'art dans les angles sanglants des fronts militaires et domestiques, des occupations, des exactions, des camps de concentration, des sites d'extermination, des génocides - des Arméniens, des Juifs aux Tutsi du Rwanda -, des terrorismes. Ces tableaux successifs de situations traumatiques dans les formes les plus diverses de la création (peinture, sculpture, arts visuels, musique, littérature) sont autant de possibilités offertes pour mesurer les dévastations physiques et mentales subies par les êtres humains en temps de paroxysme. Avec une certitude : l'horreur et l'effroi sont et représentables et historicisables, malgré le topos paresseux selon lequel le choc des souffrances extrêmes serait intransmissible ou inaudible. Tout au contraire l'auteure affirme ici, avec détermination, que la question ne se pose pas : l'immontrable est bien représentable. Cet ouvrage exhume des oeuvres et des sources, saisies au moment de la blessure du corps ou de l'âme, juste avant la mort, pendant et après la cruauté et la terreur, le viol, l'assassinat de masse, le chagrin. En portant un regard qui croise sciences sociales - celles des sensibilités et des paysages - écriture et arts - y compris dans ce que la création a d'irréductible - Annette Becker montre l'absolue nécessité de prendre en compte les expressions artistiques et littéraires pour restituer ces expériences, les retrouver au-delà de l'oubli ou des déformations et les ré-historiser. La liste des artistes et écrivains forme en soi une matière à penser : on y retrouve Apollinaire, Max Jacob, Kathe Kollwitz, Debussy, dada, Cracq, Jean Lurçat, Boris Tazlistsky, Miklos Bokor, Julio Cortazar, Anna Akhmatova, Mark Rothko, Magdalena Abakanowicz, Erri De Luca, Pierre Buraglio, Bill Viola, Christian Boltanski...
Arshile Gorky (né Vosdanig Adoian), L'artiste et sa mère, « de la photo au tableau ». En 1912, la photographie avait été prise pour le père absent (voir ci-contre). En 1926, le garçon devenu artiste est exilé aux États-Unis, survivant du génocide des Arméniens dans lequel sa mère a péri. La transformation de l'image en noir et blanc en tableau aux plans colorés figés est celle du passage de la vie à la mort par l'extermination. La solennité affectueuse de la photographié s'est changée en raideur, les yeux sont enfoncés dans les orbites, il n'y a plus de tentures. Les mains de la mère, les premières à avoir touché l'enfant, à susciter ses affects, ont disparu, sa robe à fleurs est transformée en linceul blanc. La fenêtre ouverte sur les paysages d'Arménie est devenue un rectangle noir, fermé, vide. Fantômes pétrifiés du génocide.