«Si, dans mes souvenirs écrans, me reviennent toujours, puisqu'ils
m'ont façonnée, "les travaux et les jours" des miens, ce n'est pas
par la menace, l'angoisse de leurs récits de misère, leurs
récriminations oppressantes, leurs évocations des lieux exterminés
où s'enracinait leur existence, que leur souffrance irrémédiable est
venue à moi. Elle s'empare paradoxalement de toute ma personne
en présence de leurs travaux voués à combler l'insécurité première,
au souvenir de leur peine opiniâtre, de la pauvreté ingénieuse, la
ténacité créatrice, l'inébranlable affirmation avec laquelle ils
aménagèrent leur vie d'exilés, les bases de la mienne.
L'émotion la moins soutenable qui m'a acculée à écrire leur
dénuement, c'est celle qui m'étreint devant les traces laissées par
leurs mains et leur foi artisane, les dentelles aristocratiques
crochetées par grand-mère, les broderies d'espérance en bouquets
de ma mère, l'attention industrieuse que mon père apportait aux
étoffes de l'atelier, aux matériaux protecteur du logis, à
l'apprentissage de son violon. Dans la rigueur et le respect, ils
célébraient tous ces rituels qui maintiennent et sacralisent les
rythmes de la vie. Je ne retrouve pas dans leurs gestes au travail
l'immaturité des orphelins mais leur discernement majeur.»
Ce livre explique comment survivre est le fruit d'un travail obstiné
qui requiert du survivant un savoir-faire avec des restes, qualité
requise finalement aussi chez l'analyste oeuvrant à la survie
psychique du patient. Survivre impose par ailleurs une recherche
désespérée du recours au tiers à rencontrer ou à créer.