Un sommeil de quelques heures m'a transporté dans un monde où reste ignorée la catastrophe qui s'est abattue sur l'Europe. Je suis réveillé dès l'aube par le ramage des oiseaux et par la lumière d'un beau jour. Pour reprendre conscience de la réalité, j'ai besoin de faire effort sur moi-même. Est-il donc vrai que la guerre nous ait été déclarée ? La guerre ! Il y a quarante-quatre ans qu'elle est apparue, dans toute son horreur, à mes yeux épouvantés de petit Lorrain. Mon pays natal n'a pas seulement connu, en 1870, les affres de l'invasion ; il a subi, après la paix de Francfort, l'épreuve d'une occupation prolongée et mes premiers souvenirs de collège sont assombris par des défilés de casques à pointe. Les populations au milieu desquelles j'ai grandi ont gardé, comme moi, l'obsession de ces lugubres années. Quelque douleur qu'elles aient ressentie à voir la France démembrée, elles n'ont jamais souhaité qu'elle prît un jour par les armes une revanche dont les risques n'échappaient point à leur clairvoyance et dont elles savaient qu'elles auraient, plus que les autres provinces, à supporter la lourde rançon. Le même instinct de sécurité, moins fort peut-être loin de la frontière, mais conservé dans tout le pays à des degrés inégaux, inspirait la même sagesse à la presque totalité du peuple français. Si l'alliance russe avait été, dès son origine, favorablement accueillie par l'ensemble de l'opinion publique, c'est parce qu'elle semblait nous offrir une garantie permanente contre les provocations ou les menace de sa présomptueuse devancière, la Triple-Alliance.